Samedi 29 août 2020, 11h00. Patrick ne connaît pas Sidonie, mais Sidonie connaît le frère de Patrick. C’est un début. Les voilà tous les trois partis en petit voyage dans la ville. Ils passent une journée merveilleuse, toute en douceur, tricotant de ci de là dans les rues, parmi les expositions et autres débits de boisson, discutant paisiblement, de tout et aussi de rien. C’est tranquille, simple et fluide. Ils terminent par une belle traversée en bateau et un repas sur le pouce chez Sidonie. Ils sont heureux, même si Patrick n’aime pas le melon et qu’il y en a sur la table. Les garçons n’habitent pas chez Sidonie, alors ils repartent chacun de leur côté, il est tard. Petit message du lendemain, tout le monde est bien arrivé, c’est très bien. Patrick avoue sa fatigue pendant le trajet de retour, enrobée dans un nuage de béatitude dû à cette si belle journée, alors ça a été, c’est passé.
Patrick et Sidonie se mettent à échanger des petits messages divers et variés, ils se redisent qu’ils ont passé une superbe journée avec Manolo le frérot, et puis les conversations s’en vont voir ailleurs si on n’y est pas. Ça parle de décoration intérieure, de musiques, de textes plus ou moins bien écrits, de chasse et de bottes, c’est un peu tout mélangé mais c’est fort sympathique.
Patrick a l’air d’un garçon doux et sensible, et plutôt en paix avec ça. Il textote prudemment mais sûrement à propos de choses qu’il a envie de faire un jour pourquoi pas, et aussi d’une occasion inespérée de dégoter des stocks conséquents de tupperwares incroyables, vers chez lui un de ces week-ends mais techniquement Sidonie ne peut pas, elle sera dans les montagnes.
La semaine d’avant, elle s’était faite une promesse. Une de ses chères amies venait de lui faire part de sa rencontre improbable, fracassante et carrément prometteuse avec un garçon pêcheur de profession, mais passons. Sidonie avait été sincèrement très heureuse pour son amie, mais elle avait aussi ressenti un pincement sourd, envieux, désagréable. Quelque part vers l’estomac, elle s’était dit « mais pourquoi ça ne m’arrive pas, à moi ». Et puis elle s’était souvenue avoir récemment tenu une théorie qui s’était conclue par un péremptoire : « c’est souvent une question d’autorisation que l’on se fait, ou pas, à soi-même ». Et oui, ma bonne dame… Alors, la semaine d’avant, mettant tout bout à bout, Sidonie s’était ordonnée de s’autoriser : « autorise-toi ».
A 22h43 le Mardi 1er septembre 2020 Sidonie fait donc subitement partir un sms tourbillonnant. Le comité de censure laisse passer qu’elle a, dans le texte, « envie de revoir Patrick, pour faire sa plus ample connaissance ». Le tourbillon reprend les choses que Patrick aurait envie de faire un jour pourquoi pas, en précisant que Sidonie est parfaitement capable de faire tout ça. Après avoir partiellement repris son souffle et entre deux vertiges heureusement sans conséquence, Patrick répond en disant son bonheur de cette rencontre, en écrivant plein de belles choses à propos de cette relation naissante et il saupoudre le tout d’une poignée de très gentilles choses à l’endroit de Sidonie. Lui c’est plutôt à l’envers qu’il a la tête, il est tourneboulé et il le fait savoir très clairement, sans toutefois préciser la nature du chamboulement. Ça a l’air tout à la fois puissant, doux, perturbant et serein, je ne vous dis pas le bordel. Sidonie commence à flipper et à se dire qu’elle a peut-être un peu trop lâché les chevaux sur ce coup-là.
Ils se disent qu’ils verront bien où ça les mène, cette déjà belle histoire. Ils se disent qu’ils se sentent en confiance, et qu’il ne pourra rien arriver de douloureux, quoiqu’il arrive. Malgré ces précautions partagées, trahissant probablement certaines préoccupations communes, on peut dire que ça trottine sec dans la cervelle des deux, rapport au caractère saisissant de leur rencontre. Un peu comme quand tu balances le steak dans la poêle après avoir fait chauffer l’huile doucement et longtemps, sauf que là t’as même pas eu besoin de faire chauffer l’huile, ce qui est quand même un peu contre les lois de la thermodynamique. Malgré tout ou grâce à tout, on ne sait pas trop, ils commencent à se construire un vocabulaire poétique à eux, attrapé au gré des dérapages de clavier et des interventions inopinées des correcteurs orthographiques qui ne comprennent rien à rien. Et ça, t’auras beau dire, mais c’était beaucoup plus difficile à faire avant le numérique. Fallait boire beaucoup plus d’alcool pour arriver à des résultats équivalents, donc d’un point de vue sanitaire on pourrait conclure que… Je m’égare.
Un peu plus tard mais pas trop car il faut battre le fer tant qu’il est chaud, ils se retrouvent chez Patrick. La journée est belle, ils brassouillent de droite et de gauche, continuent leur papotage, vont voir une expo, se baladent, mangent, ça roule doucement. Mais Sidonie a un problème, voire même un assez gros problème. Elle n’avait pas vu ni vécu ça, la première fois. Sur le visage de Patrick, il y a des traits qui lui rappellent quelqu’un dont elle ne tient pas forcément à se rappeler. Dans les expressions de Patrick, elle voit passer certaines expressions de ce quelqu’un. Dans certaines situations, elle revit des situations qu’elle a vécu avec ce quelqu’un. Ça commence à faire beaucoup et c’est légèrement dérangeant.
Le soir, après avoir passé un peu de temps à écouter des morceaux divers et variés pour partager leurs goûts musicaux, Patrick propose à Sidonie de rester dormir car il est tard et que la route est un tantinet longue. Après deux ou trois évocations de cette option, Sidonie accepte, le canapé du salon est ouvert, elle dort bien mais elle fait un rêve affreux. Le lendemain matin, Patrick a mis de la musique en sourdine dans la cuisine alors qu’il n’aime pas vraiment ça, pour lui la musique n’est pas trop un bruit de fond, c’est son métier et c’est quelque chose à respecter. Il fait jouer Aretha Franklin, je crois, faisant délicatement écho à la conversation de la veille et aux affections de Sidonie.
Laquelle, de son côté pas franchement subtile, commence à dire « ouh là là j’ai fait un rêve affreux, je vais te raconter !… » et puis non, parfois elle sait se retenir, c’est bien. Au moment du départ, Patrick dit quelque chose à propos de ce fichu virus qui empêche les contacts, il tend le bras et pose fugacement sa main sur le bras de Sidonie, il est un peu pataud, Sidonie l’est encore plus et elle se défile, se débine devant l’obstacle en marmonnant piteusement quelque chose à propos de cette période bizarre qui va bien finir par finir, c’est la misère intégrale dans sa tête.
Dans la voiture, le rêve revient. Patrick et Sidonie sont en train de regarder une installation publicitaire placée dans la rue devant chez Sidonie. Ils touchent le panneau et ce faisant, font dégringoler des tas de feuilles par terre. Le panneau est démantibulé et s’écroule partiellement sur la chaussée. Sidonie est embêtée, elle craint des reproches, des représailles, bref, des ennuis, même si elle ne sait pas trop avec qui. Le lendemain matin, quand elle regarde dans la rue avec appréhension, elle voit trois petits monticules de terre à côté des restes du panneau. Chacun de ces monticules étant surmonté d’une tête humaine coupée, c’est une vision moyennement enthousiasmante. Plus tard, la rue a été nettoyée, tout a disparu, le sol a été refait à neuf. Sidonie sort de chez elle, il lui est impossible de marcher sur cette zone, elle en fait le tour, elle sent qu’elle ne pourra jamais remettre les pieds à cet endroit.
« Putain de merde », s’exclame Sidonie en rétrogradant en quatrième, « mais c’est quoi, ce dawa ??!!! »
Parce que voilà. Ce quelqu’un qui subrepticement revient, ça a été une longue histoire à répétition, qui a fini par mal se finir. Par trois fois, elle l’a quitté. La première fois plutôt tristement, la deuxième fois plutôt abruptement, la troisième fois plutôt violemment. Ce quelqu’un avait très mal pris la troisième fois, et il avait bien raison. Sidonie n’avait pas été fière d’elle du tout, mais elle n’avait pas su faire autrement et là, c’était shakespearien : « what’s done is done (…) and what’s done can’t be undone ». Elle avait encaissé sans broncher ce qui s’en était suivi de jugement assez peu glorifiant sur sa personne. Elle avait accepté, sur la demande de ce quelqu’un, que la conversation et la relation s’arrêtent sur cette triste et amère tonalité, c’était une espèce de prix à payer pour son incapacité. Elle se voyait telle Uma Thurman dans Kill Bill, en bien moins jolie, mais avec le sabre bien en main, tranchant la tête de ce quelqu’un. Elle avait un peu mis de côté tout ceci, la vie avait repris.
Dans la voiture, Sidonie n’en revient pas. Elle est saisie d’un léger effroi et ne sait pas comment réagir face à cette mauvaise blague. Elle appelle une de ses amies chéries, lui raconte l’histoire. L’amie est émerveillée : « c’est une rencontre quantique », décrète-t-elle. Sidonie n’a jamais bien su ce que ça voulait dire, ce terme « quantique » utilisé çà et là, mais elle comprend et partage ce que l’amie chérie veut dire. Oui, ça ressemble fort à une rencontre tombée du ciel pour lui permettre de régler quelque chose, comme un malicieux coup de baguette magique.
Petit aparté bêcheustique : je viens de chercher la signification de quantique, et j’ai renoncé à intégrer quelque éclairage que ce soit dans cette chronique après avoir lu, dans Wikipédia, que : « l’expérience de la gomme quantique à choix retardé constitue une extension de celle d’Alain Aspect et des fentes d’Young, mais y introduit ce qui semble être une rétroaction implicite dans le temps : un effet du présent sur le passé ». Fort bien. Ça semble quand même confirmer mon impression, à savoir que quand tu captes que dalle à ce qui se passe, que ça te semble juste dingue, improbable et magnifique, alors tu peux utiliser le terme quantique, ça ne mange pas de pain et ça passera crème, personne ne t’en voudra.
Sidonie décide de laisser reposer.
Patrick aussi a besoin de repos. Ça lui a fait du bien de passer ces moments tranquilles avec Sidonie, dans le concret. Il est un peu redescendu en terme de rythme cardiaque et de charge émotionnelle, et c’est pas plus mal car on n’a plus vingt ans, il faut le savoir. Il redit que le fameux message a provoqué une espèce de vortex imprévisible et fou qu’il prendra le temps d’expliquer, de voix à oreille, quand ce sera le moment. Sidonie se pose des questions, elle a peur d’avoir provoqué quelque chose qu’elle ne se sent pas en mesure de suivre, puisqu’elle a bien compris qu’elle ne veut pas remettre les pieds à cet endroit. Elle décide de continuer à laisser aller, tout en gardant précieusement dans un coin de sa tête les morceaux du puzzle en sa possession. Elle attend également le moment venu pour je ne sais quoi, tout au fond elle a confiance, c’est pas si fréquent.
Elle part en grand WE dans les montagnes. Tout au long du très long trajet en train, une petite voix se manifeste de temps à autre :
- « Il va bien falloir que tu lui dises quelque chose, tu ne vas pas pouvoir t’en sortir comme ça, l’air de rien ni vu ni connu je t’embrouille, ma fille. »
- « Oui oui, oui, je t’ai déjà dit que j’allais le faire. Est-ce que je peux juste profiter de mon week-end tranquillement ? »
- « Ok, mais… »
- « Oh, eh, oh !!!»
Pendant le week-end, Patrick fait une demande curieuse, à propos d’une photo de Sidonie qu’il adore et qu’il souhaiterait mettre dans sa cage d’escalier, si elle en est d’accord (Sidonie, pas la cage d’escalier ; faites un effort, s’il vous plaît). Il l’autorise à ne pas autoriser cela, sans justification aucune, ce qu’elle fait car cette histoire de photo ne la rassure pas des masses. Elle marche sur des œufs, ne comprend toujours pas bien de quoi il retourne. Le signal est brouillé par la contradiction apparente entre les phrases qui disent que nous prendrons notre temps et que nous verrons bien où nous allons et ces autres phrases gorgées de sentiments, exprimés joliment et sans détour… Au milieu de tout ça Patrick glisse qu’il travaille le charengo, qui est, je cite à nouveau Wikipédia pour que vous ressortiez enrichis de votre lecture, « un instrument de musique à cordes pincées des peuples autochtones des Andes, inspiré des diverses formes de guitares anciennes apportées par les colons espagnols au XVIe siècle ». Il demande par ailleurs si Sidonie saurait chanter des trucs en anglais, vu qu’elle se débrouille bien en anglais. Elle répond que probablement, peut-être bien, et ça ne va pas plus loin.
Lundi 14 septembre 2020, 9h37. Patrick envoie un long message à Sidonie, alors qu’elle erre dans les rues de Grenoble à la recherche d’un café pour passer le temps avant de prendre le train du retour. Un long message qui dit que… Patrick a quelque chose de très important à dire à Sidonie.
(…)
« Y’a pas de souci à se faire, tout va bien mais c’est difficile à écrire, j’ai peur de te faire peur, ton message tourbillonnant est venu casser la binette à une casserole que je traîne depuis quelques années, il ne l’a pas loupée, c’est super bon, je t’appellerai, je t’en parlerai, je me sentirai plus léger, je me sentirai plus libre. »
« C’est quand même pas Dieu possible de me laisser avec un suspens pareil, ça frôle le sadisme », pense Sidonie. Elle est assise en terrasse, elle boit une infusion bio complexe, elle a encore trois heures avant le départ du train. Sur son petit clavier, elle s’y met. Elle ouvre sa boîte de pandore à elle, parce qu’elle sent que c’est maintenant ou jamais. Elle dit sa culpabilité et son inquiétude d’avoir envoyé ce message tourbillon, même si elle l’a fait en toute spontanéité et en toute honnêteté. Elle raconte sans aller dans les détails, elle va chercher les mots qu’il faut pour décrire ce qu’elle a vécu, ces impressions de déjà-vu, le rêve affreux venu enfoncer le clou, la sorte de douche froide que tout ça lui a fait, la conclusion qu’elle en a tiré : privilégier, parmi leurs possibilités, les pistes amicales et franginesques plutôt que la voie amoureuse. Elle relit le message, encore et encore et encore et encore, elle reprend la formulation, adoucit là, précise ici, ajoute ceci, retire cela. Plus que tout, elle veut que ce soit juste et doux. Elle ne s’en sort pas si mal.
Lundi 14 septembre 12h25, ça part. Elle va prendre son train, elle se sent globalement sereine.
Patrick est vraiment gentil, adorable, attentionné. Il répond au quart de tour, évitant à Sidonie de rester dans le vide trop longtemps. Il est content d’avoir réussi à dire qu’il avait un truc à dire, d’autant plus que ça a permis à Sidonie de dire un truc qu’elle avait à dire. D’aucuns, lassés par cette lecture, pourraient dire qu’il n’y a pas non plus de quoi fouetter un chat, que ça avance pas bien vite ce business, surtout que bon, on nous la fait pas quand même, hein, on voit bien comment ça va se finir, tout ça, au lit. Je me permets de dire, en tant que bêcheuse dépositaire de cette histoire, que ce serait probablement aller trop vite en conclusion et en besogne. Je rappelle également qu’il ne s’est passé que 15 petits jours entre là où nous en sommes du récit et la première rencontre et que par ailleurs, Patrick et Sidonie ont tous les deux un métier assez prenant, des repas à préparer et l’aspirateur à passer.
Dimanche 20 septembre, 12h38. Le grand oral de Patrick approche, il a dit qu’il appellerait en fin d’après-midi. Pour l’encourager, Sidonie lui envoie un lien vers la reprise de Louie Louie, par le groupe Motörhead. « Que la force soit avec toi pour cette fin d’après-midi », qu’elle lui écrit. « Si tu arrives à écouter ce chef d’œuvre de la finesse, tu en ressortiras invincible ».
Ça fonctionne, à partir de 18h13.
2 heures, 17 minutes et 28 secondes plus tard, ils auront quasiment fait le tour de la question, ils auront pas mal déblayé le tarmac des encombrants qui s’y trouvaient, ils seront en capacité de préparer tranquillement le décollage vers un ailleurs plus paisible, plus clair. Voilà comment ça s’est passé.
Après une petite mise en jambes proposée par Sidonie, car histoire d’alléger l’atmosphère on a causé joyeusement de Motörhead, c’est Patrick qui a commencé à raconter. Il avait une grande et magnifique amie, une sorte de frangine, et même une frangine en mieux. Ils passaient pas mal de temps ensemble, ils pouvaient tout se dire et ils le faisaient, ils pouvaient tout faire ensemble, ou presque, et ils le faisaient. Cet amour-là c’était un socle de la vie, un repère, une balise dans la nuit sur l’océan, ou un cairn en montagne le jour, comme tu préfères. Mais on ne décide pas de tout, et il y a cinq ans de cela, la frangine s’en était allée voir ailleurs ce qu’il pouvait bien y avoir, après avoir courageusement combattu, comme on dit. Il avait trouvé que ça faisait bien vide autour de lui, mais il avait continué, qu’est-ce que tu veux faire d’autre, la vie continuait, sa compagne, leur fils, ses copains, ses copines, sa famille, la musique, le changement climatique, tout continuait. Ça a fait 5 ans de gris, pour lui, 5 ans de moins d’envies. La tête restant hors de l’eau, mais c’était quand même pas bien beau. Un moment donné, son corps a même dit que ça suffisait, tout ce gris, et il s’est mis à fabriquer des malaises bizarres et assez flippants, pas très encourageants.
L’estocade finale arrive peu de temps avant le confinement, c’est la compagne qui s’en va voir ailleurs, sauf que c’est toujours ici et qu’elle sait déjà qu’elle y a trouvé quelqu’un d’autre. Ça commence à faire beaucoup, beaucoup, beaucoup… et en plus on est enfermés, et par là-dessus il faut apprendre à donner des cours de clarinette à travers un ordinateur, tout ça n’a aucun sens, c’est dur, cette période de merde ne s’arrêtera donc jamais.
Une semaine avant l’invitation de frérot Manolo à faire un petit voyage dans la grande ville en compagnie d’une certaine Sidonie, Patrick avait dit oui à une autre amie. Celle-là lui avait proposé une séance de réflexologie. Elle l’avait fort bien papouillé et une ouverture avait commencé à se manifester. Ça a continué à mieux aller, Patrick aimait beaucoup les espaces d’échanges avec Sidonie, il voulait les faire grandir et les protéger. Il était retourné se faire fort bien papouiller.
Et puis un matin, le message tourbillon est arrivé. Il a tout emporté. Les digues ont lâché, laissant jaillir l’énergie et les envies de Patrick si longtemps enfermées. C’était tellement puissant qu’à un moment le corps de Patrick, dans un pied de nez comme seuls les corps savent le faire pour essayer de nous dérouter, lui a renvoyé un petit paquet des malaises bizarres et assez flippants. Patrick a tenu bon, mais ça a tangué fort fort fort, comme il dirait. C’était compliqué de se concentrer. Plus que tout, il avait envie d’en parler à Sidonie mais tout était en désordre dans sa tête, en bazar dans ses émotions, en boxon dans ses sensations, purée que c’était bon.
Sidonie est allongée dans son canapé. Elle a écouté attentivement, elle est… sidérée. Elle appréhende un peu, mais elle se met à raconter son histoire à elle dans les détails. Patrick écoute attentivement. Ils sont émerveillés. Ils ne trouvent pas trop les mots, mais partagent le fait que même s’ils ne savent toujours pas bien ce que veut dire le terme quantique, ce qui est formidable c’est qu’ils aient réussi à se saisir tous les deux en parallèle de ce que cette rencontre leur proposait. C’est alors que Sidonie dit à Patrick qu’elle est d’ores et déjà en mesure de lui dire qu’elle l’aime, là maintenant, profondément, pour tout ce qui vient de se passer. Patrick répond de sa belle voix grave et c’est très agréable à entendre pour Sidonie.
C’est peu de dire que sa mémère ne dort pas bien la nuit qui suit. Ça brasse dans son cerveau et dans son lit, elle y fait environ un demi-tour toutes les 10 minutes, et c’est uniquement parce qu’elle ne maîtrise pas complètement les saltos arrière. Dans la journée, alors qu’elle continue à flotter gaiement, elle repense à ce je t’aime par elle si facilement énoncé. Elle ressent à nouveau la confiance et la justesse du moment, elle le compare à d’autres fois, les peu de fois où elle s’était autorisé à prononcer ces mots. Ça avait toujours été compliqué, elle avait toujours eu peur de se tromper, elle pensait qu’il fallait être vraiment sûre, et qu’est ce qui se passerait si ça s’arrêtait. Les commissions de normalisation française, européenne, internationale, n’avaient pas encore trouvé le moyen de se mettre au boulot et de sortir un fichu référentiel qui aurait pu permettre de savoir où on en était et ce qu’on pouvait dire, ou pas. Evidemment elle n’avait jamais su être sûre, et bien sûr, ça venait et ça repartait. Vous comprenez bien, désormais : à chaque fois, elle avait eu la désagréable impression de s’élancer du bord d’une falaise, pauvre Sidonie…
Alors que là…
Soudain, dans les pensées de Sidonie, la synthèse claire et nette : « bordel de bordel…, en fait, c’était un coup de billard à deux bandes, ce truc !!!». Elle ne repassera pas dans cette zone, qui est celle de la brutalité pour tout le monde, elle-même y compris, voire en premier. Elle ne cherchera plus à être sûre, à la place elle fera confiance à sa sensibilité, qu’elle a grande et dont elle a récemment commencé à ne plus avoir peur. Elle va pouvoir dire des tas de je t’aime différents à des tas de gens différents. Elle peut laisser le sabre au vestiaire, elle gère.
De son côté, Patrick essaie aussi d’atterrir, ça se fait plus ou moins rapidement, mais ça se fait. Il revient sur son idée de chant en anglais. Sidonie lui parle de son envie et de sa peur de chanter, parce qu’il s’agit probablement de se mettre à poil, enfin si on veut chanter vraiment. Elle ajoute que pour ça il faut un gentil garçon derrière l’instrument et écrit qu’elle pense l’avoir trouvé. Elle envoie une version accordéonnisée et violonnisée de « the river », car elle se dit que cette chanson en mode voix plus clarinette, ça pourrait devenir une tuerie. Enfin une autre tuerie, plus petite, parce que Bruce a pas attendu Patrick et Sidonie pour boutiquer son truc, ça on le sait.
Sidonie, un jour, avait dit à ses copines qu’elle se donnait jusqu’à ses 60 ans pour devenir chanteuse. Patrick, il se dit depuis un moment que voix plus clarinette, y’a du potentiel, et qu’il irait bien voir de ce côté-là. Exactement comme c’est fait dans la reprise de la chanson « le tourbillon », ça ne s’invente pas, par Hélèna Noguerra.
Ils s’échangent des morceaux à mettre dans leur répertoire, ils ont décidé qu’ils allaient répéter et que ce cantique des quantiques, ils allaient le jouer.
Cherchez pas plus loin, vous voyez bien que cette histoire est en fait d’une logique implacable, et il fallait bien tous ces mots pour s’en persuader.
Comme d’habitude dans les chroniques de la bêcheuse, tout est vrai.
Histoire publiée avec l’aimable et entière autorisation de Patrick et Sidonie, qui adressent leurs plus sincères remerciements à frérot Manolo.